Les niveaux logiques de Gregory Bateson : penser le changement en profondeur
- Julien Besse
- il y a 4 jours
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Gregory Bateson, figure majeure de l’école de Palo Alto, n’a cessé de penser l’humain à travers les prismes de l’écologie, de la complexité, de la cybernétique et des systèmes. Dans son ouvrage fondateur Vers une écologie de l’esprit, il élabore une distinction entre plusieurs niveaux d’apprentissage, qu’il appelle également niveaux logiques, en référence à la hiérarchie des types logiques de Russell et Whitehead. Cette distinction, souvent reprise et parfois mal comprise, permet pourtant d’accéder à une compréhension très fine des processus de changement, d’apprentissage, et plus largement de la structuration de la pensée humaine.
Contrairement aux formulations contemporaines popularisées dans le champ du coaching ou de la PNL, notamment par Robert Dilts, les niveaux logiques de Bateson ne forment pas une pyramide des aspects de l'identité, mais une structure épistémologique issue de la logique formelle et de la théorie des systèmes. Il s’agit d’une hiérarchie d’ordres d’abstraction permettant de comprendre comment un être vivant (ou un système vivant) apprend à apprendre, et comment certains types de pathologies peuvent émerger lorsque ces niveaux sont confondus ou rigidifiés.
L’idée centrale est que l’apprentissage et la communication se produisent à différents niveaux logiques. Bateson s’inspire de la théorie des types logiques de Russell, développée pour éviter certains paradoxes logiques, tels que le paradoxe du menteur ou celui de la classe de toutes les classes qui ne se contiennent pas elles-mêmes.
Appliquée à la communication, cette théorie amène Bateson à distinguer entre un message et un message sur le message – une distinction cruciale pour comprendre les problèmes relationnels et les logiques pathogènes telles que la double contrainte.
Sur cette base, Bateson identifie plusieurs niveaux d’apprentissage : l’apprentissage 0, l’apprentissage I, II, III et, de manière purement spéculative, un apprentissage IV. Chacun de ces niveaux représente un type de changement différent, et c’est la relation entre ces niveaux – plus que leur contenu isolé – qui intéresse Bateson.
L’apprentissage 0 correspond à une réponse stéréotypée face à un stimulus, sans possibilité de correction. Il s’agit d’un comportement invariable, une simple réaction automatique. Le système ne tire aucune leçon de l’expérience : il agit, mais il n’apprend pas. Ce niveau est fondamentalement non adaptatif, ou du moins très limité dans son adaptabilité.
L’apprentissage I représente le niveau de l’essai-erreur : il s’agit de modifier un comportement en fonction des conséquences observées, à l’intérieur d’un ensemble donné d’alternatives. Ce niveau d’apprentissage permet l’ajustement comportemental, mais sans modification du contexte global ni des prémisses sous-jacentes. Un individu peut ainsi apprendre qu’en parlant d’une certaine manière, il obtient de l’approbation, ou qu’en évitant certains sujets, il évite des conflits. Le cadre reste intact ; seul le comportement change.
L’apprentissage II constitue une rupture épistémologique plus profonde. Il ne s’agit plus seulement de modifier une réponse, mais de modifier le cadre dans lequel les réponses sont produites. Autrement dit, il s’agit d’un apprentissage sur l’apprentissage : une capacité à reconnaître les contextes, à ajuster ses styles relationnels ou cognitifs selon les situations. Bateson désigne cela comme le deutéro-apprentissage. C’est également à ce niveau que peuvent émerger les pathologies liées à des apprentissages dysfonctionnels de second ordre. Par exemple, une personne qui aurait appris que tout désaccord entraîne l’exclusion pourrait éviter systématiquement tout conflit, même dans des contextes où cela ne se justifie pas. Il s’agit alors d’un apprentissage de second ordre qui rigidifie la perception du monde et limite la plasticité relationnelle.
L’apprentissage III, rarement atteint selon Bateson, consiste en un changement du système même qui produit les deutéro-apprentissages. Il touche aux prémisses profondes, aux fondements mêmes du soi, du rapport au monde et aux autres. Bateson évoque ici les expériences de transformation radicale – telles que celles que l’on retrouve dans certaines formes de spiritualité, dans le zen, ou dans des moments de bascule existentielle. Mais il précise également que ces apprentissages peuvent être désorganisateurs, voire pathogènes, lorsqu’ils sont trop rapides ou insuffisamment intégrés. À ce niveau, l’identité elle-même peut être remise en question, ce qui n’est pas sans risques.
Enfin, l’apprentissage IV est mentionné par Bateson comme une hypothèse limite, sans exemple empirique clair. Il s’agirait d’un changement du niveau III, peut-être observable à l’échelle des espèces plus qu’à celle des individus. Il renvoie davantage à une métaphysique du vivant qu’à une réalité clinique accessible.
Ces différents niveaux ne sont pas que des abstractions philosophiques : ils ont des implications très concrètes en psychothérapie. Prenons l’exemple d’un adolescent en souffrance dans une dynamique familiale conflictuelle. Un thérapeute de niveau I pourrait chercher à modifier le comportement du jeune – par exemple en lui enseignant des techniques de communication ou en imposant des règles plus strictes. Un thérapeute travaillant au niveau II chercherait à modifier les règles implicites de la famille, à faire émerger les métacommunications sous-jacentes, à travailler sur le sens du symptôme dans le système relationnel. Et si un changement plus profond est possible, le thérapeute pourrait accompagner la famille vers un apprentissage III – par exemple en aidant chacun à repenser ses loyautés transgénérationnelles, ses croyances identitaires ou ses positions dans la structure familiale.
La thérapie systémique puise largement dans cette épistémologie : elle ne cherche pas à corriger des comportements isolés, mais à créer les conditions d’un changement de niveau, c’est-à-dire à faciliter le passage d’un cadre relationnel rigide à une forme plus souple, plus différenciée, où l’apprentissage devient possible. Comme l’exprime Bateson (1972), le changement véritable ne consiste pas à faire mieux ce qu’on faisait déjà, mais à faire autrement : à changer la manière de faire, voire la manière de penser ce que l’on fait.
Ce modèle des niveaux logiques permet donc de penser la thérapie comme un espace d’expérimentation de nouveaux contextes, de nouvelles règles du jeu relationnel, et parfois même de nouveaux récits de soi. Il offre aux cliniciens un cadre pour identifier à quel niveau se situe une impasse, et à quel niveau il est pertinent d’intervenir. Mais il invite aussi à l’humilité : tout changement de niveau suppose une désorganisation préalable, et cette désorganisation peut être douloureuse. C’est pourquoi Bateson insiste toujours sur la prudence avec laquelle il faut manier les paradoxes, les recadrages et les ruptures de cadre.
Il ne s’agit pas de pousser l’autre au changement à tout prix, mais d’ouvrir un espace où plusieurs lectures deviennent possibles. Car ce qui compte au fond, ce n’est pas tant d’avoir raison que de pouvoir voir autrement.
Références bibliographiques
Bateson, G. (1977). Vers une écologie de l’esprit (F. Matheron, Trad.). Seuil. (Ouvrage original publié en 1972).
Watzlawick, P., Weakland, J., & Fisch, R. (1975). Changements : paradoxes et psychothérapie. Seuil.
Whitehead, A. N., & Russell, B. (1910-1913). Principia Mathematica. Cambridge University Press.
Von Foerster, H. (1981). Observing Systems. Intersystems Publications.
Harlow, H. F. (1949). The formation of learning sets. Psychological Review, 56(1), 51–65. https://doi.org/10.1037/h0062474
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